jeudi 28 juillet 2011

Agota Kristof: Le grand cahier se referme

1935-2011

La romancière et dramaturge Agota Kristof est décédée hier à l'âge de 75 ans dans son appartement de Neuchâtel, fermant la boucle d'un parcours marqué au sceau de l'exil. L'auteur du Grand Cahier laisse derrière elle une œuvre empreinte de pessimisme, mais qui s'intéresse également à la résilience.

Après avoir dû réduire considérablement le nombre de ses apparitions publiques ces dernières années pour cause de maladie, la romancière n'a plus guère quitté son domicile jusqu'à sa mort, survenue dans la nuit de mardi à hier, a annoncé hier sa famille.

Auteure acclamée de la trilogie que constituent Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième Mensonge, Agota Kristof naît en 1935 dans le village de Csikvand, en Hongrie, qu'elle fuit en 1956 avec son mari et sa fille de quatre mois — elle aura deux autres enfants — lorsque l'armée soviétique met un terme à la révolution des Conseils ouvriers. De ce déracinement vient le thème de la migration forcée qui parcourt son oeuvre.


Installée en Suisse, elle s'échine dans une usine tout en caressant le souhait de reprendre sa pratique littéraire dans sa langue d'adoption. Or, si elle apprend relativement vite à parler le français, Agota Kristof met dix ans de plus pour arriver à l'écrire. À ses poèmes en hongrois succèdent ainsi ses premières pièces de théâtre: 1972 voit la publication de John et Joe, et 1977, celle de La Clé de l'ascenseur, toutes deux écrites en français.


Dans son récit autobiographique L'Analphabète, un chapitre intitulé «Langues ennemies» illustre son ambivalence par rapport à cette langue nouvelle dont elle déclare qu'elle est «en train de tuer [sa] langue maternelle», comme le relevait Lise Gauvin dans Le Devoir en 2005.


Des débuts fracassants


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Alors qu'il est lecteur aux éditions du Seuil, le futur écrivain et éditeur Gilles Carpentier défend le manuscrit Le Grand Cahier, qui est publié en 1986 et remporte l'année suivante le Prix littéraire européen d'ADELF. 

Campé dans un pays indéterminé dévasté par la guerre, ce roman, traduit en 33 langues, conte l'endurcissement que s'imposent des jumeaux abandonnés par leur mère à la campagne chez une grand-mère revêche qui ne veut pas d'eux. Laissés à eux-mêmes et confrontés à l'hostilité du monde, les deux frères se construisent leur propre système de valeurs fondé sur une absence de morale bien involontaire. 
 
Encensé, Le Grand Cahier apparaît graduellement au programme de lecture de plusieurs lycées et collèges. En 2000, des parents de la commune d'Abbeville, en France, s'insurgent contre ce qu'ils considèrent comme de la littérature pornographique. Placé en garde à vue, l'enseignant visé par la plainte est relâché, mais l'affaire fait grand bruit. 

Dans l'intervalle, le troisième tome de la trilogie, Le Troisième Mensonge, est couronné du Prix du livre Inter en 1992. Peu avant la mort de l'écrivaine, l'État hongrois lui décerne le prix Kossuth, le plus prestigieux pour les arts et la science.
 
Peu après sa parution, Le Grand Cahier est adapté pour les planches. Au Québec, Jacques Rossi propose à de tout jeunes Alexis Martin et Martin Drainville d'interpréter le fameux couple de jumeaux en 1989. À l'hiver 2009, la metteure en scène québécoise Catherine Vidal monte à son tour la pièce au théâtre Prospero. La production obtient un énorme succès critique et populaire et est reprise au Quat'Sous en 2010.
 
«Pour cette production-là, j'envoyais toutes les coupures de presse, les affiches et les programmes à Mme Kristof, a confié Catherine Vidal au Devoir. Elle tenait à documenter tout ce qui se rapportait au Grand Cahier.»

Lorsqu'on lui demande ce qui l'a attirée vers ce texte dur, la jeune metteure en scène répond aussitôt: «La grande théâtralité du texte, sa rythmique aussi. C'est ce qui m'a d'abord séduite. Il s'agit d'un univers singulier et décalé, très stimulant. 

Un univers doté d'une logique à construire, un univers d'enfant.» Sa vie durant, Agota Kristof gardera la nostalgie de sa Hongrie natale. Dans L'Analphabète, elle se souvient de l'internat avec ce mélange de tristesse et d'espoir qui caractérise son oeuvre: «Je lis encore, si j'ai de quoi lire, à la lumière du réverbère, puis, pendant que je m'endors en larmes, des phrases naissent dans la nuit. Elles tournent autour de moi, chuchotent, prennent un rythme, des rimes, elles chantent, elles deviennent poèmes: "Hier, tout était plus beau, La musique dans les arbres, Le vent dans mes cheveux, Et dans tes mains tendues, Le soleil."» 

 Le Grand Cahier: L'oeuvre controversée

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